Les quatre photos du Sonderkommando
Elles sont floues, mal cadrées et sombres. On n’y voit pas grand chose mais le peu qu’on voit, et surtout ce qu’on ne voit pas, suffit à prendre conscience de tout ce qu’elles représentent.
En Août 1944, des membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, le groupe de déportés contraints à travailler dans les chambres à gaz et les fours crématoires, met la main sur un appareil photo. L’origine de cet appareil n’est pas clairement établie. D’après une version, deux déportés chargés de trier les contenus des valises des déportés s’en saisissent dans une valise et parviennent à l’extraire sans être vus. Selon une autre version, un ouvrier polonais l’aurait introduit clandestinement dans le camp.
Un jour, dont la date n’est pas connue, l’opération se met en place au Crématorium V.
Pendant que des déportés font le guet, pour éloigner d’autres déportés qui pourraient colporter la rumeur ou pour prévenir de l’arrivée de gardes SS, un juif grec du nom d’Alberto Errero sort l’appareil et, depuis l’intérieur du bâtiment, sans prendre le temps de cadrer ou de mettre au point, prend un première photo (numéroté 280), puis une seconde (numérotée 281).
Il capture ainsi sur pellicule le travail d’incinération de corps par des membres du Sonderkommando, dans une large fosse dont s’échappe une épaisse fumée. La deuxième photographie, plus floue, montre clairement des hommes penchés sur les corps pour les jeter dans la fournaise fumante.
Les épreuves que l’on connait ont été recadrées au développement par un résistant polonais, Stanislav Mucha, pour centrer sur l’élément important de la photographie. Plusieurs analystes regretteront ce choix de recadrage, estimant que les photographies originales auraient montré de façon éloquente les conditions dans lesquelles elles ont été prises. En effet, elles sont prises depuis l’intérieur du bâtiment, pour ne pas être vu de quiconque et les originales auraient sans doute donné une indication sur la précipitation avec laquelle elles ont été prises, illustrant le risque énorme pris par la petite équipe pour photographier l’horreur de l’extermination.
Ces hommes auraient été immédiatement exécutés, ainsi certainement que la majorité des presque 900 membres du Sonderkommando. Les Nazis sont très précautionneux de ne pas laisser filtrer des informations sur l’extermination et l’Aktion 1005, dont le but est de faire disparaître toutes les traces de la solution finale, est déjà très largement engagée. Il est donc hors de question de laisser quiconque photographier ce qui se passe à Birkenau.
D’après Alter Fajnzylberg, un membre du Sonderkommando qui a participé à l’opération, Alberto Herrero cache ensuite l’appareil photo sur lui, sort du bâtiment et le contourne vers l’Est pour se diriger vers le bois de bouleaux où certains déportés se déshabillaient avant d’entrer dans le Crématorium, qui comprenait en sous-sol la chambre à gaz et au rez-de-chaussée les fours crématoires. Le mois d’août 1944 est le « pic d’activité » de Birkenau, avec la liquidation des Juifs de Hongrie. Les installations sont en surcharge et les fours crématoires ne suffisent pas à éliminer les corps issus des chambres à gaz, d’où les fosses d’incinérations.
Arrivé près du bois de bouleau, il prend à la sauvette et sans doute au niveau de la hanche deux photographies. Sur la photo numérotée 282 qui pointe trop haut, dans le coin en bas à gauche, on devine des personnes nues, vraisemblablement des femmes. On comprend bien que la photo est prise très rapidement, de façon la plus furtive possible et que le photographe n’a pas le temps ni la possibilité de cadrer. Ces femmes, vraisemblablement, viennent de se déshabiller ou sont en train et dans l’heure qui suit, au maximum, elles entreront dans la chambre à gaz.
La quatrième photo, pointée encore plus haut, ne montre que des arbres et peut-être la bordure du toit du Crématorium mais témoigne de la pression terrible qui pesait sur les épaules du photographe qui, par ces photos d’un courage confinant à la folie, fait un acte de résistance du même niveau que les révoltes de Treblinka, de Sobibor ou du Crématorium IV d’Auschwitz en octobre 1944.
Ces photos sont un témoignage saisissant et totalement unique. Ce sont les seules photos prises d’Auschwitz en activité en dehors de l’Album d’Auschwitz, photographié par les Nazis eux-mêmes et qui ne montrent pas les opérations de mise à mort ou de crémation.
La pellicule contenant les 4 photos fut camouflée dans un tube de dentifrice et exfiltrée du camp par Helena Danton, une employée polonaise à la cantine des SS. Elle sera transmise à la résistance polonaise et les photos seront publiées en 1945 dans un rapport pour la justice polonaise. L’appareil photo sera enterré par Alberto Errero comme de nombreux artefacts que les déportés voulaient soustraire aux SS.
Le héros de ces photographies en était un authentique. Après avoir pris ces photos, Alberto Israel Errero, né à Larissa en Grèce, sort du camp avec un chargement de cendres du Crématorium destiné à être déversé dans la Vistule. Il parvient à assommer à coups de pelle les deux gardes qui les accompagnent et plonge dans le fleuve. Il sera hélas repris quelques jours plus tard, torturé et tué, son corps étant exposé plusieurs jours à la vue de tous pour dissuader les évasions.
Plus de 2000 hommes ont fait partie des Sonderkommandos d’Auschwitz, seule une poignée d’entre eux a survécu à la guerre pour raconter ce qu’ils ont été contraints de faire et de voir. Ces quatre photos sont un témoignage saisissant de leur volonté de résister et de dénoncer leurs bourreaux.
Pug