De la guerre aérienne contre l’Etat Islamique
Il se trouve que, dans les quelques qualités et connaissances dont je dispose, j’ai un petit bagage théorique sur la guerre aérienne, l’aviation au combat et son histoire ainsi qu’un peu de temps passé en bleu Louise dans différents contextes . Je me propose donc, dans cet article, de donner mon avis sur la pertinence de la campagne aérienne contre l’Etat Islamique.
L’action de guerre aérienne est assez mal comprise par beaucoup d’observateurs et de spécialistes de la chose militaire ou de géopolitique et même, souvent, par des militaires de haut niveau eux-mêmes. Pour les militaires, je veux bien le comprendre. Les soldats et les marins sont des professionnels de leur propre dimension de combat et il est difficile, lorsqu’on est spécialisé dans un domaine d’action qui évolue en permanence d’être suffisamment ouvert aux autres. Il y a également un bien légitime et très utile chauvinisme d’esprit de corps qui assure la cohésion et l’efficacité. Chaque armée, chaque arme, chaque unité doit agir comme si tout dépendait d’elle et doit faire sa part du travail avec un haut niveau d’excellence. Parfois, certains prennent un peu trop à la lettre cet élitisme utile et il n’est donc pas rare, et il est même de tradition, lors de soirées arrosées entre crânes rasés, de s’envoyer du « biffins », « tringlos », « gonfleurs d’hélice » ou « chie-dans-l’eau » pour dénigrer les camarades tout en se glorifiant soi-même d’être les plus importants dans l’effort commun. C’est de bonne guerre, si ça en reste aux traditions de corps de garde et tant que l’effort n’est pas saboté par des rivalités idiotes, comme cela a hélas trop souvent été le cas. La professionnalisation des armées françaises a eu tendance à avoir un effet positif sur ce point.
Mais cette incompréhension de l’action de guerre aérienne chez des universitaires et géopoliticiens dont les avis forment des rapports et thèses, voire conseils stratégiques au Ministère de la Défense et au Président de la République, c’est beaucoup plus ennuyeux. Depuis qu’une coalition internationale bien floue, plus ou moins secondée par l’Iran et à laquelle se rajoutent aujourd’hui la Russie et la France, a commencé des frappes aériennes contre l’Etat Islamique, on entend régulièrement des observateurs expliquer que les frappes aériennes sont, par nature, inefficaces et qu’il faudra se résoudre à envoyer des soldats sur le terrain, « boots on the ground » selon la locution anglaise, pour réduire l’Etat Islamique.
Ce n’est pas la première fois qu’on nous fait le coup. Le Maréchal Foch, avant 1914, incapable d’entrevoir les capacités aériennes, disait déjà « L’aviation, c’est du sport, pour la guerre, c’est zéro », avant de vite changer d’avis en 1918 face à la puissance aérienne française qui a été, avec les nouvelles tactiques de feu roulant des Anzacs et avec l’introduction de chars maniables, le facteur clé de la victoire de 1918. Plus récemment, lors de la campagne aérienne au-dessus de la Serbie en 1999, l’ancien ministre Hervé de Charrette disait que cela ne donnait pas de résultats.
Donc question provocante d’un aviateur: combien de fois faudra t’il que ces gens-là se trompent pour changer de disque?
En 1916, le sort de la bataille de Verdun, malgré les milliers de canons et les millions d’obus, malgré les milliers d’hommes engagés, les centaines d’offensives meurtrières, s’est joué sur une simple phrase du Général Pétain, commandant le secteur, au Commandant Charles de Tricornot de Rose, brevet de pilote militaire n°1 et commandant l’aviation de la Vème Armée: « De Rose, je suis aveugle, balayez-moi le ciel!. » Par cette phrase désespérée, Pétain admettait, contraint par les événements, que tout dépendait d’une poignée de « faucheurs de marguerites » et de « merveilleux fous volants sur leurs drôles de machines ». En effet, malgré toute la puissance théorique dont il disposait, Pétain était impuissant si ses frêles avions d’observation et de réglage d’artillerie, en bois et en toile, ne pouvaient pas voler. La guerre montrera aussi l’énorme impact psychologique, pour les soldats dans les tranchées, d’être survolés librement par l’ennemi. Une angoisse profonde saisit tout homme de terrain qui se rend compte que le ciel appartient à l’ennemi. En 1918, la 1ère Division Aérienne du Colonel Duval, embryon d’armée de l’air indépendante, montrera toute l’efficacité d’un binôme chasse-bombardement léger, agissant à la fois comme cavalerie légère et lourde et comme artillerie embarquées, ce que ne manqueront pas d’étudier les Allemands pour la prochaine. Déjà en 1914-1918, alors que les avions atteignent à peine 100 km/h, ne peuvent monter haut et emportent des charges de combat très réduites, l’aviation est maîtresse du terrain.
Est-ce à dire que le combat terrestre est devenu inutile? Bien sûr que non et l’histoire montrera aussi qu’on ne peut pas se reposer exclusivement sur l’aviation mais depuis 1916-1918, il y a une constante absolue: celui qui tient le ciel et s’en sert à bon escient ne peut pas perdre. Il peut prendre du temps à vaincre, il peut subir des défaites, il peut même douter mais tant qu’il tiendra le ciel et s’en sert comme il faut, rien ne pourra l’acculer à la défaite. Je sais déjà qu’on va m’opposer l’exemple de l’Indochine, de l’Algérie et du Vietnam mais en réponse, je demanderais humblement à mon opposant d’étudier attentivement ces conflits pour comprendre que ces défaites sont des défaites politiques et d’état d’esprit stratégique avant tout. L’épreuve des armes, surtout dans les cas algériens et vietnamiens, confirment ce que je dis alors que le cas indochinois est une preuve par l’opposé. La faiblesse aérienne française en Indochine nous a été fatale.
Chose assez méconnue, la victoire britannique en Palestine en 1917 est également une victoire aérienne. Laurence d’Arabie et son épopée montrent bien comment l’aviation turque suffisait à maintenir les tribus arabes en respect et c’est l’action du Royal Flying Corps qui a non seulement soulagé la pression sur les tribus arabes mais qui a surtout transformé la défaite turque en désastre avec la destruction par voie aérienne des colonnes turques en pleine retraite après la perte de Jérusalem.
On pourra également évoquer le rôle de l’aviation française dans le Rif marocain ou dans le Djebel Druze de Syrie, conflits durant lesquels le Médecin-Chef Robert Picqué inventera l’évacuation sanitaire par voie aérienne.
Bien entendu, il faut évoquer les victoires et défaites aériennes qui rythment la Seconde Guerre Mondiale et qui montre que le pays dont l’aviation prédomine l’emporte et vice-versa. A commencer par la Guerre d’Espagne, c’est l’aviation allemande qui offre à Hitler à ses premières victoires. Les aviations républicaine, polonaise, hollandaise, belge et française ne parvenant pas à tenir tête à la Luftwaffe, leurs pays s’effondrent. A contrario, les britanniques en juillet 1940 sont dans un dénuement complet en termes de forces terrestres, avec l’essentiel du matériel lourd abandonné à Dunkerque et ne peuvent compter que sur la Royal Air Force pour espérer échapper à la griffe nazie. In extremis, les aviateurs britanniques résistent et infligent à Hitler son premier échec. Les mêmes britanniques humilient, dans le port de Tarente en 1940, la flotte italienne avant de causer la perte de l’orgueil de la Kriegsmarine, le Bismarck, en mai 1941, avec de ridicules biplans obsolètes Swordfish qui réussissent à placer une seule torpille sur le gouvernail du Bismarck, contraignant celui-ci à tourner en rond avant d’être sauvagement massacré par une Royal Navy aux accents vengeurs après la perte du HMS Hood. Les cuirassés de l’US Navy ne s’en tireront pas mieux contre les diaboliques « Zero », « Betty » et « Kate » japonais à Pearl Harbor à la fin de 1941.
Sur le front russe, les choses peuvent être grossièrement résumées ainsi: quand la Luftwaffe peut voler (fin du printemps, été et début de l’automne), la Wehrmacht avance. Lorsque l’hiver russe paralyse l’aviation, les Soviétiques contre-attaquent victorieusement. Il suffit de regarder une carte chronologique des opérations à l’Est pour s’en rendre compte. Dans l’Atlantique, dans la Méditerranée, au-dessus de l’Europe ou dans le Pacifique, le problème stratégique majeur de la guerre a été la domination dans le ciel. Lorsqu’en 1944, la Luftwaffe finit par s’effondrer, tout devient possible: débarquement de Normandie et de Provence, percée en Italie, offensives généralisées soviétiques. Le point de départ de cette vague alliée qui emporte l’Allemagne, c’est la « Big Week » de février 1944 ou, pendant une semaine, les aviations britanniques et américaines épuisent et cassent les reins de la Luftwaffe en la poussant à une défense acharnée du ciel allemand.
Emporté par ma passion, je pourrais refaire toute l’histoire militaire de l’aviation mais vous aurez compris où je veux en venir: l’aviation est la maîtresse de la guerre et ce n’est certainement pas l’histoire d’Israël où, pour les incroyants et même un peu les croyants, la main de Dieu s’appelle Heyl’A Avir, qui me contredira. Même à l’époque des satellites et d’internet, on n’est pas encore sorti de ce paradigme stratégique énoncé par le premier théoricien de l’aviation militaire Clément Ader en 1899 « Qui sera maître des airs sera maître du monde. »
Revenons donc à l’Etat Islamique et à l’inefficacité, supposée intrinsèque, des frappes aériennes.
Avant toutes choses, il faut se poser la question des moyens. Et déjà, le bât blesse. Les américains n’ont procédé à aucun déploiement de forces supplémentaires. Ils font littéralement avec les moyens du bord, c’est à dire avec les forces prépositionnées sur place et les porte-avions qui croisent habituellement en Méditerranée et Golfe Persique. On est très loin du déploiement de 1991 ou 2003 en Irak ou de 1999 au Kosovo. Ce simple fait permet déjà de comprendre que, si la campagne aérienne est inefficace, c’est parce qu’il n’y a rien qui se rapproche d’une véritable campagne aérienne telle que l’a théorisée le Colonel John Warden, artisan de la guerre aérienne systémique appliquée en 1991.
Pire encore que la question des moyens, la question du « Command & Control », le commandement et la conduite des opérations est ici sidérante. Il y a, sur le terrain, une mini-coalition qui a son commandement propre, des interventions iraniennes qui ont leur commandement propre, des Russes et des Français qui annoncent entrer en action avec leur commandement propre. Ceci est un catastrophique non-sens d’organisation stratégique! Dans une campagne aérienne moderne, l’unicité du commandement des forces alliées est primordiale.
Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans la démonstration. Absence de moyens et absence de commandement clair ne peuvent signifier qu’une chose: absence de stratégie. Un adage des écoles d’officiers françaises résume très bien la structure de base d’une unité militaire quelqu’en soit le format: « Une mission, un chef, des moyens. » S’il n’y a ni chef ni moyens, il n’y a pas de mission. La question fondamentale, avant de se demander si les frappes aériennes sont efficaces, est donc de savoir s’il y a une volonté et une stratégie politique contre l’Etat Islamique. Pour parler en termes de planification militaire, avant de se demander quel moyen sera efficace, il faut déterminer ce qu’on appelle: état final recherché.
Lorsqu’on saura ce que l’on veut atteindre comme état final recherché à la question de l’Etat Islamique et si cet objectif est la destruction complète de l’Etat Islamique, il sera lors temps de mettre en place une force aérienne conséquente et exhaustive dans le catalogue des moyens et de commencer à mener une campagne sérieuse sous un commandement unique, donc composé de nations qui ont l’habitude de travailler ensemble et qui ont du matériel et des procédures compatibles. Pour faire au plus simple, au plus cohérent et au plus rapide, il parait évident que cela devra se faire sous le commandement de l’OTAN, avec des moyens aériens des 4 pays les plus expérimentés: USA, UK, Canada, France. Partant d’un déploiement cohérent, les opérations préparatoires contre les forces de l’Etat Islamique seraient en elles-même très handicapantes. Les centres de commandement et de contrôle, les dépôts de munitions et de carburant et la chaîne hiérarchique étant parfaitement identifiés, il ne faudrait pas 48 heures de frappes intensives pour réduire considérablement leurs capacités opérationnelles et les mettre sur la défensive, voire leur faire déjà entamer un repli. Les objectifs suivants seraient l’armement lourd, les moyens mobiles et les garnisons. Sans commandement, sans ravitaillement, sans communications, sans moyens lourds, sans mobilité et sans bases de repli, harcelés par divers niveaux d’aviation de combat, depuis les frappes lourdes de la chasse jusqu’au rafales de mitrailleuses des hélicoptères de combat, les troupes de l’Etat Islamique seraient contraintes de revenir à ce qu’elles étaient au départ, une guérilla urbaine cantonnée à de grands centres urbains, s’ils reste suffisamment de monde vivant et motivé après avoir été la cible d’un déluge de feu aussi massif que précis. Là, en effet, l’aviation devrait passer le relais aux troupes terrestres qui devraient agir dans le contexte très particulier du combat en zone urbaine mais dans lequel les troupes américaines notamment, ont acquis une expérience importante.
Bien sûr, tout ceci ne saurait être le travail d’une « élite supérieure et intouchable d’aviateurs/dieux » et nécessite de très nombreuses interactions avec des troupes terrestres ou des unités navales. Mais avant d’avoir fixé une mission claire, établi un commandement cohérent et alloué les moyens nécessaires pour arriver à se résultat, il est un peu prématuré, pour ne pas dire carrément idiot, de parler de l’efficacité d’une guerre aérienne.
Pug