Groupes Lourds
En 2003, Pug avait eu l’honneur d’accompagner une visite des anciens et une cérémonie en la mémoire des disparus sur la base aérienne de Mérignac, en Gironde, et il a raconté, a sa manière, cette journée émouvante:
La nuit est tombée sur la plaine d’Elvington, près de York. L’air est froid et humide ce soir, comme toujours dans ces contrées du nord de l’Angleterre, à la frontière de l’Ecosse. La brume flotte comme un fantôme au-dessus de la piste faiblement éclairée par les balises bleues. Les silhouettes massives des Halifax se distinguent à peine dans leurs alvéoles tout autour. Nuit de mission, ce soir, l’activité est intense. La nuit résonne des voix des mécaniciens, des bruits de moteurs des tracteurs qui chargent les munitions, des générateurs qui chauffent les moteurs et chargent les batteries. On perçoit des bruits d’outils sur le métal, ultimes réglages avant l’inconnu. Les camions essence font un incessant va et vient entre les appareils, l’odeur de l’air est celle de l’essence et de l’huile dont on abreuve les moteurs. L’humidité et la brume compliquent tout, comme toujours. Le climat est anglais, pourtant le juron disgracieux pour le plus vieux métier du monde, exclamé par un mécanicien qui s’est coincé le doigt dans un capot de moteur est bien français, avec une pointe d’accent provençal! Et alors que les moteurs d’une vingtaine de bombardiers quadrimoteurs Halifax démarrent les uns après les autres, déchirant la nuit anglaise de leur vacarme, les prières qui s’élèvent dans les cœurs des équipages sont bien françaises aussi. Les moteurs mettent du temps à chauffer dans ce climat humide. Des gouttelettes de condensation se forment sur les carlingues alors que les températures d’huile grimpent lentement et que les vibrations secouent sans ménagement l’équipage imperturbable qui effectue pour la centième fois toutes les vérifications. Une fusée verte perce la nuit, au-dessus de la tour de contrôle. Les freins sont lâchés, les tours de moteurs montent lentement et avec un tressautement, le lourd appareil s’ébranle et commence à rouler, lentement, vers le seuil de piste. Il est vingt et une heure heures vingt, heure de Greenwich et de Paris. L’appareil termine un virage et s’immobilise lourdement, quelques secondes. Puis, dans un fracas assourdissant, les quatre moteurs Rolls-Royce du Halifax montent à plein régime et l’avion s’ébranle et prend de la vitesse. Soudain, sans prévenir, le monstre d’acier semble se calmer. Les vibrations et les tressautements cessent, comme si son caprice lui avait été passé. Les roues ont quitté le sol et, enfin, l’imposante et pataude machine a retrouvé son élément. Encore une voix française, parisienne celle-là : « Cap en formation au 176 pendant 17 minutes, on monte à 3000 pieds, Marcel, tu me préviens quand on rejoint le stream. André, tu armes sur la Mer du Nord, comme d’habitude ».
Les cheveux sont blancs et les pas hésitants. Certains s’appuient sur des cannes, d’autres se reposent sur un parent. La vieillesse est là aujourd’hui et elle les a atteint eux aussi. Ils ressemblent aujourd’hui à beaucoup de personnes âgées que l’on croise un peu partout. Seuls les insignes et les médailles miniatures, accrochées au revers de la veste, témoignent d’un passé particulier. Leur regard, par contre, est toujours vif et raconte une belle histoire. Ils sont arrivés par bus, par avion ou par train, certains même en voiture pour se réunir, ce jour du printemps 2003 sur la base aérienne de Mérignac. L’une de leurs dernières réunions, il faut être réalistes. Les chasseurs et les canons allemands n’ont pas réussi à en venir à bout mais la vieillesse, le pire ennemi de l’homme, le naufrage selon le Général de Gaulle, les grignote petit à petit. Ce sera leur dernier combat, leur dernier vol.
« Mon capitaine, on est au point de ralliement. Nord, Nord-Est de Hull. Le premier cap nous amène sur Bremerhaven.» « OK, répond le capitaine, à partir de maintenant, silence radio et on fait gaffe aux collisions.» Le Halifax est maintenant à 18000 pieds, son altitude de croisière jusqu’à son objectif. Dans le vacarme des moteurs et le sifflement de l’air sur les ailes, ce sont près d’une centaine de Halifax tout feux éteints qui se sont rejoints au-dessus de la côte anglaise, près de la ville de Hull et entament la traversée de la Mer du Nord en direction de l’Allemagne. Le stream, mot anglais qui désigne la longue colonne d’avions dans la même mission, va traverser le nord des Pays-Bas et va s’engouffrer au-dessus du troisième Reich, en saturant les systèmes de détection. Alors que d’autres avions vont aller larguer des lots de bandelettes d’aluminium en plusieurs points du ciel allemand pour simuler des attaques massives, le Stream tout entier entrera dans le ciel allemand à la queue leu leu et ne représentera qu’un petit écho pour les radaristes allemands. Ils ne seront pourtant pas dupes.
Chacun essaie de se relaxer à bord. On a déjà fait ça des dizaines de fois, se rassure t’on. Mais c’est différent à chaque fois. La météo, la rapidité de la chasse, l’intensité de la flak, le navigateur qui se perd, le bombardier qui ne trouve pas la cible, une arme qui s’enraye, un copain qui tombe. On a l’habitude sans jamais l’avoir réellement. Quelqu’un sifflote dans l’interphone. Le pilote et le copilote parlent des paramètres de vol. « Compense un peu à droite », « l’huile du deux chauffe, je réduis », « Ok, j’équilibre avec le trois », « Tu es sûr que Jean-Paul a huilé mes pédales ? Je les trouve toujours dures » Mais au fur et à mesure que l’on avance, le silence se fait. Tout le monde guette le moment ou les allemands seront là, et ça, on ne sait jamais. A quel moment identifieront-ils le bon écho ? Les minutes passent, longues et presque douloureuses. Les yeux s’écarquillent, scrutent intensément la nuit. Une ou deux blagues fusent, histoire de détendre un peu. La concentration s’éclaire de sourires en coin. « Mon capitaine, Bremerhaven est à 4 minutes »
J’ai du mal à cacher une certaine émotion lorsque cette main qui a tenu le manche d’un Halifax durant ces longues heures de mission se ferme sur ma manche d’uniforme, pour descendre les marches du poste de commandement. Nous allons déposer une gerbe devant la plaque commémorative qui orne le bâtiment de commandement de la base aérienne 106. Le groupe de cheveux blancs s’attroupe devant les marches du PC pendant que le piquet d’honneur se met en place. La cérémonie commence par une lecture de discours. C’est le Général Boé, le président de l’amicale des anciens des groupes lourds qui lit le discours d’une voix grave. D’une dignité ancienne aujourd’hui disparue et semblant porter sur ses épaules toute l’histoire de ces deux groupes de bombardements français basés en Angleterre, le Général Boé rend hommage de façon solennelle à l’action des aviateurs du 2/23 Guyenne et du 1/25 Tunisie dans la campagne de bombardement de l’Allemagne par le Bomber Command. Le discours terminé, je m’avance avec un camarade. Nous prenons la gerbe posée à même le sol et nous plaçons devant le général. Lentement, nous nous approchons de la plaque, suivis solennellement par le Général Boé, l’air toujours si digne et droit. Nous posons la gerbe et rejoignons nos rangs, tandis que le Général reste seul, figé devant la plaque. Un clairon s’approche, une voix tonne. « Aux morts ! »
Une légère correction de trajectoire vers le nord et le stream est sur la route de sa cible : Hambourg. Des explosions commencent à retentir autour des avions. La défense anti-aérienne allemande, la fameuse flak, entre en action. Trop bas pour l’instant. Les obus éclatent à cent bons mètres au-dessous des avions, mais les artilleurs corrigent vite le tir. Les éclairs et les détonations se rapprochent. Bang ! L’avion tressaute. Celui-là est passé près. Plus on approchera de Hambourg, plus se sera dur. Les villes sont très bien défendues par la flak. La nuit s’illumine des explosions d’obus et des faisceaux des projecteurs qui fouillent la nuit pour repérer les avions. Au sol, on aperçoit les éclairs des canons qui vomissent leur acier contre les Halifax. Les explosions ne s’arrêtent plus et suivent les avions à la trace, comme si toute la route jusqu’à Hambourg était pavée de canons anti-aériens. L’avion vibre de tous ses longerons à chaque explosion proche. Dans l’interphone, les voix des pilotes se font essoufflées et sèches. Le tir au pigeon continue, la cadence est infernale.
Soudain un gros éclair de lumière, les têtes se tournent instinctivement à gauche. Un bruit de fracas à peine audible à travers les bruits de moteurs, les chocs d’explosions et les vibrations. Une boule de feu crache des flammes dans tous les sens avant de commencer à tomber lentement dans un bruit strident. Des morceaux informes se détachent et c’est bientôt plus qu’une longue flamme blanche aveuglante qui plonge vers le sol. « Ah putain… » entends-on comme un murmure dans l’interphone. Un long silence, qui résonnent de la peur qui gagne les cœurs. La voix tonitruante du capitaine ramène à la réalité : « Des parachutes ? C’était qui ? » La réponse est noyée dans les explosions de flak. Des filaments incandescents apparaissent dans le ciel. Des mitrailleurs sont entrés en action. On réalise à peine que le cri retentit « Les voilà !!! ». On ne les distingue que grâce à la lueur des projecteurs et des explosions, on voit des ombres filer très vite entre les avions et autour. La chasse de nuit allemande sur des Heinkels He 219 équipés de radars. Le bruit déjà assourdissant dans la carlingue s’alourdit encore du bruit électrique des tourelles qui manoeuvrent et des mitrailleuses qui crachent. Une balle sur cinq est une traçante, qui permet de voir où l’on tire. En regardant les tirs croisés des autres avions, on essaie de deviner ou est le « Hun » comme l’allemand est appelé dans l’aviation anglaise. Chocs et bruits de tôle. L’air se met à siffler à travers les trous de balles laissés par une rafale allemande. Les tourelles s’activent et lâchent rafales sur rafales. A gauche, on aperçoit une longue flamme s’échapper du moteur d’un camarade. Il roule sur la droite. Attention à la collision. La flamme semble se calmer par moments. L’équipage active les extincteurs. Rien n’y fait. La flamme reprend de plus belle, l’avion commence à descendre. Mais soudain, le Halifax s’enfonce brutalement. La flamme fait fondre l’aile et elle se plie sous la portance. L’avion plonge et l’aile se détache. Des corolles blanches apparaissent dans la lueur des projecteurs. Certains ont pu s’en tirer. Le bombardier ouvre la soute des bombes. « Deux minutes avant l’objectif ! »
Dans le bus qui nous conduit tous au mess, vétérans des groupes lourds et officiers accompagnateurs, les sourires reviennent après les souvenirs des hommes que l’on n’a jamais revus. Une chanson en vogue à l’époque « You are my sunshine » est chantonnée par certains d’entre eux. D’autres sont collés aux fenêtres pour tenter de reconnaître la base de Mérignac sur laquelle ils sont revenus et ont vécu en novembre 1945. J’observe encore le Général Boé qui n’a pas quitté son masque de dignité. Mme Boé me voit et s’amuse de l’admiration de gamin que je témoigne à son époux. J’aimerais pouvoir visualiser les souvenirs qui semblent revenir en masse dans ses yeux. Je le questionne, il me répond poliment et son épouse l’encourage, en soulignant la trempe nécessaire pour voler au-dessus de cette Allemagne hostile et surtout recommencer le lendemain. Au mess, je suis cordialement invité à une table par un ancien mécanicien, qui porte très fièrement un insigne numéroté des Forces Aériennes Françaises Libres, les aviateurs du 18 juin 40, ceux qui ont suivi de Gaulle. Fasciné, je le questionne mais avec un air de connivence, il baisse le ton et me conseille de ne pas parler trop fort du Général, parce que, me dit-il, il y encore des Giraudistes convaincus parmi eux ! Au cours du repas, à la demande générale, un ancien mitrailleur raconte longuement sa sortie d’un appareil en flammes et sa chute dans la nuit allemande, avant une rocambolesque partie de cache-cache avec la police allemande et sa prise en charge par des résistants hollandais.
Le sifflement des bombes tombant sur Hambourg annonce que la mission est remplie. La flak est extrêmement serrée et l’avion est constellé de petits éclats et de petits trous. Il vole toujours, cependant. Cap au nord maintenant dans un grand virage qui nous emmènera au-dessus des environs de Kiel, avant de rejoindre la Mer du Nord. Les chasseurs attendront sur la route et la flak semble être omniprésente. Ce n’est pas fini, loin de là. La flak se calme un peu alors qu’on s’éloigne de Hambourg, qui semble n’être plus qu’un gigantesque brasier dans les ténèbres. Quelques instants de calme, soudain.
Même la flak semble s’arrêter. Le bruit s’atténue pour laisser place au ronronnement des moteurs et aux vibrations de la carlingue. Pendant quelques instants, on retrouve le simple plaisir de voler. Pas longtemps. Les ombres noires cracheuses de feu reviennent sans s’annoncer. Les tourelles s’activent encore. Les rafales font vibrer l’avion. Les jurons pleuvent. « Sept heures, huit heures, tu le vois, oui ou merde ? » « Gaffe à trois heures, gaffe !! » Les pilotes rentrent la tête dans les épaules et se concentrent sur leur cap et leur altitude en essayant d’oublier l’attaque des chasseurs qui semblent virevolter autour d’eux. Leur part du travail, c’est de rentrer, coûte que coûte, en tenant leur place dans le stream qui permet en théorie de se protéger mutuellement. Une boule de feu, encore. Un de plus qui va au tas, comme on dit dans le jargon. « Je l’ai eu, nom de dieu ! » Une petite flamme agile se perd dans les nuages. Vaincu par les tirs croisés, un Heinkel va aller s’écraser. Une rafale perce encore l’avion, au niveau de l’emplanture, dans un bruit retentissant. Pas de blessés, mais une grosse frayeur. La mer, enfin…
Après le mess, nous allons visiter le Conservatoire de l’Air et de l’Espace d’Aquitaine, une formidable collection d’avions liés à l’histoire aéronautique de l’Aquitaine et notamment la quasi complète collection des avions Dassault d’après-guerre. Je ne me lasse pas d’écouter les témoignages et les souvenirs. La plupart étaient très jeunes en 44-45 et ont poursuivi leur carrière dans l’aéronautique ou dans l’Armée de l’air. Ils ont volé sur des exemplaires d’avions qui sont là, ont eu des problèmes parfois.
Ça les fait bien rire aujourd’hui. Certains ont travaillé dans ce hangar et se souviennent de leur poste, de l’endroit ou ils ont glissé sur une flaque d’huile devant leur commandant d’unité… Les froides et obscures nuits de mission au-dessus de l’Allemagne sont bien loin. Ils sont rentrés, à chaque mission et tant bien que mal. Certains ont été fait prisonniers mais ont été libérés plus tard et sont rentrés aussi. Après l’armistice de mai 1945, ils ont pu rentrer chez eux, dans la France qu’ils avaient quitté fuyards, sur des barques de pêcheurs naviguant vers l’Angleterre ou dans leurs avions vers l’Afrique du Nord, devant l’avance allemande de 1940. Ils sont rentrés dans une France libre. Ils y ont retrouvé leurs épouses, pour les plus âgés, leurs parents pour les plus jeunes. Ils ont fondé des familles et ont élevé leurs enfants. Simplement, humblement, sans jamais se prendre pour des héros et sans beaucoup regarder en arrière, d’ailleurs. Leur simplicité, digne et grande, est assez déconcertante pour le jeune homme et jeune réserviste que je suis et qui les observe de façon indécente, comme un laborantin étudiant un phénomène. Nulle revendication de gloire ou d’héroïsme ne vient troubler leur simple bonheur d’avoir vécu longtemps. Nulle vantardise déplacée ne vient embrumer le tout simple sentiment du devoir accompli, qu’ils déclarent tous d’une même voix recommencer le lendemain même, si besoin est. Leur plus grande gloire finalement est d’avoir atteint cet âge avancé qu’ils ont aujourd’hui et d’avoir réussi leur vie. C’est là tout leur héroïsme. Ils sont rentrés chez eux.
Il est deux heures quarante cinq du matin quand la piste d’Elvington s’illumine pour accueillir le retour des avions du Guyenne et du Tunisie. « On y est, les enfants ! » annonce la voix du pilote. Le soulagement, qu’aucun n’osera avouer ou laisser paraître, relâche les nerfs, desserre le cœur et les tempes. Un lent moteur électrique commande la descente du train d’atterrissage, qui se verrouille. Après un certain nombre de tours de circuit pour laisser la place aux avions prioritaires, les autres se présentent sur ordre du contrôleur. « Welcome home, boys ! Mission accomplished ! »
Bienvenue à la maison, garçons ! Mission accomplie !
By Pug